ma première (courte) nouvelle.
Ses chaussons, dont elle écrasait l'arrière par flemme de les
enfiler en entier, frottaient mollement sur le parquet de la chambre.
Ce bruit avait pour habitude d'énerver tout le monde dans la maison,
Lucy y compris, mais c'était son rituel.
Avant d'avoir fini son
café, elle ne prenait pas le risque de se suspendre en équilibre
sur un pied pour passer l'élastique de ses isotoners sur son talon.
Le jeu n'en valait pas la chandelle.
Elle se traina jusqu'à la cuisine, puis jusqu'à la cafetière
dont elle jeta la dosette séchée de la veille pour la remplacer par
une neuve. Dans le salon, une dispute sur fond de chuchotements
menaçants lui indiqua que ses enfants étaient réveillés. La
négociation pour la télécommande : un autre rituel de la
famille.
Lucy hésita à peine le temps d'un battement de cils et repoussa
l'idée de franchir la porte du salon pour s'en mêler. Dans la
cuisine, les vapeurs chaudes du café étaient sa priorité. Déjà,
l'odeur commençait à délier ses muscles et extraire son cerveau de
sa mélasse matinale.
Lorsque la cafetière eut fini son affaire, Lucy prit la tasse par
l’anse en grimaçant lorsque son doigt toucha par maladresse la
céramique brûlante. Elle la porta à sa bouche, mais se ravisa
avant d'en prendre une gorgée. Si la douleur sur son doigt était
partie aussi vite qu'elle était venue, Lucy doutait qu'il en soit de
même en se cramant la langue.
Elle bâilla à s'en faire pleurer, regarda à regret la chaise
qui l'attendait et s'en détourna pour s'engager à nouveau dans le
couloir. Aujourd'hui n'était pas un dimanche comme les autres, et,
malgré sa courte nuit, elle ne pouvait pas se laisser aller à traînasser.
La tasse claqua en heurtant la surface du meuble de la salle de
bain. Quelques secondes après, les ressorts du matelas dans la pièce
voisine grincèrent en réponse. Lucy souffla d'agacement.
Avec le réveil précoce de son mari, elle n'aurait sans doute
plus que vingt minutes devant elle avant qu'il ne débarque avec son
énergie à revendre et son impatience inutile. Elle tourna le
robinet de la douche et fit glisser ses chaussons loin de ses pieds.
Un simple roulement d'épaules suffit à libérer les bretelles de sa
nuisette bleu-marine qui glissa jusqu'à ses hanches.
Lucy libéra ses bras et secoua son bassin. La nuisette se souleva
comme la jupe d'une écolière, mais resta en place. Lucy renouvela
l'opération sans plus de succès. Elle se mordit alors l'intérieur
de la lèvre en se tournant vers son miroir. Ses sourcils
assombrirent son visage lorsque son regard se posa sur son reflet.
D'un geste sans douceur elle pinça un bourrelet sur sa hanche. Sa
main migra ensuite sur la peau de son ventre dont les vergetures lui
extirpèrent un nouveau soupir.
Finalement, elle attrapa sa nuisette et lui fit franchir sans
ménagement le relief saillant, souvenir de son passage de femme à
maman.
Elle entra dans la douche, d'abord un pied pour vérifier la
température, puis entièrement. Elle n'avait jamais trouvé qu'une
bonne douche, ça réveille.
Pour elle, une bonne douche c'était de l'eau bien chaude et au moins
trente minutes dessous à profiter de son ruissellement avant
d'ouvrir la moindre bouteille de gel douche.
Mais elle était incapable de se
souvenir avec exactitude de la dernière fois où elle avait pu en prendre une. Au lieu de cela, elle coupa l'eau à regret,
attrapa la bouteille de shampoing, la secoua pour faire descendre le
reste de produit, et se frictionna la tête. Elle renouvela
l'opération avec le gel douche. L'air frais commençait à
maltraiter sa peau mouillée. Un frisson la secoua juste au moment où
elle rallumait l'eau.
Une bonne douche, ça ne réveille pas,
se dit-elle. Mais se geler les fesses sous la douche, ça,
c'est efficace !
Lorsque l'eau eut fini de retirer toute la mousse, elle attrapa
une serviette et l'enroula autour d'elle. Elle la fixa avec une pince
crabe, secoua sa tête d'avant en arrière avant d'enfermer ses
cheveux dans un turban trop serré et bu, enfin, sa première gorgée
de café.
Lucy se promit de s'offrir, dès que tout cela serait fini, le
luxe de tout envoyer promener juste une heure, le temps d'un bain.
D'ici là, elle serait patiente. Tout allait bien se passer. Elle
s'était endurcie ces derniers mois, peut-être un peu tard, mais
elle refusait de gaspiller son énergie en regrets inutiles.
Aujourd'hui, plus que jamais, elle allait avoir besoin de tout son
courage.
De retour dans sa chambre elle ouvrit sa commode en quête de
vêtements. Qu'allait-elle pouvoir se mettre ? Pas son jogging
du dimanche, surtout pas son jogging du dimanche. Elle trancha pour
un jeans skinny gris, celui qui mettait en valeur ses fesses d'après
son mari. Elle se demanda si en dépit des circonstances, il aurait
encore envie de glisser ses mains dans les poches arrière pour
l'attirer jusqu'à lui.
Elle l'enfila, rentra son ventre pour le boutonner et resserra les
bretelles d'un soutien-gorge à balconnet noir qui n'épousait plus
vraiment les formes de sa poitrine depuis qu'elle avait perdu du
poids. L'ironie de la vie avait fait fondre la seule partie de son
corps dont elle aimait les rondeurs.
Elle acheva sa tenue avec un top en coton dont les manches
chauve-souris et le col échancré lui donnaient un air décontracté,
mais féminin l'air de rien.De retour dans la salle de bain, elle entama sa routine beauté.
Déo, dentifrice, crème de jour, fond de teint, anticernes et poudre
matifiante. Ses gestes étaient mécaniques. Un rituel de plus
qu'elle avait respecté chaque matin depuis qu'elle avait commencé à
se maquiller. Les signes de fatigue une fois disparus, elle attrapa
son vanity qu'elle vida à moitié dans l'évier.
Elle écarta de suite les rouges à lèvres, le mascara et
l'eye-liner. Il ne s'agissait pas d'avoir l'air de se préparer pour
partir en soirée. Ce qu'il lui fallait, c'était un maquillage
rassurant, suffisant pour cacher ses angoisses, mais pas au point de
lui donner une mine heureuse.
Elle jeta son dévolu sur un duo d'ombres à paupières mattes,
couleur peau. Avec le plus clair, elle habilla sa paupière mobile
puis l'étira à l'aide d'un pinceau jusqu'à mi-hauteur de ses
sourcils. Avec le plus foncé, elle intensifia le coin extérieur et
le creux de sa paupière. Aux yeux de ses enfants, elle n'aurait sans
doute même pas l'air maquillé. Difficile, pour des garçons de huit
et douze ans, de prêter attention à ce genre de détails, mais Lucy
savait que la nouvelle serait moins dure à avaler si elle donnait
l'impression de bien la gérer.
Elle inspira avec lenteur pour reprendre le contrôle de ses
émotions et faire disparaitre le rouge qui tentait de s'installer
dans ses yeux. Tout allait bien se passer. La vie, malgré son
ironie, reprendrait le dessus et dans quelques semaines, quelques
mois peut-être, la priorité des deux garçons serait à nouveau de
garder pour eux la télécommande.
Lucy tenta un demi-sourire. Pas un large qui rayonne de bonheur ou
d'amusement, ni un rapide qui sent le faux-semblant, un sourire de
maman.Elle libéra ses cheveux, jeta sa serviette sur le rebord de la
baignoire, attrapa sa tasse et sortit.
Elle s'arrêta un instant à l'embrasure de la cuisine. Son mari
était dos à elle, assis à table devant un café. Il tourna la page
de ce qui sembla être un journal et avala une gorgée avant de se
replonger dans sa lecture.Lucy haussa un sourcil. Son mari aurait-il changé au point de
s'intéresser à l'actualité de si bonne heure ? Elle se pencha
sur le côté et aperçu un prospectus d'articles de sport. Son
erreur la fit sourire. Il était toujours le même, en dépit de la
situation.
Lorsqu'elle entra, il se détourna des baskets de running et posa
les yeux sur elle. La surprise se lut sur son visage. Son regard la
balaya de la tête aux pieds et s'attarda un instant sur son jeans.
Une fois encore, Lucy sourit. À ses regrets se mêlaient malgré
elle les souvenirs d'une belle histoire.
— Il faut leur dire, lança-t-elle.
— Maintenant ? regretta-t-il en regardant sa tasse à
moitié pleine.
— On pourra toujours attendre, il n'y aura jamais de bon
moment. Alors oui, maintenant.
Il soupira d'agacement, termina d'une traite son café et se leva.
Il posa sa tasse ainsi que celle de sa femme dans l'évier et
s'immobilisa en la fixant.L'estomac de Lucy se serra. Elle fit demi-tour pour couper court à
cet échange trop intime pour elle et se dirigea vers le salon.Les deux garçons étaient vautrés sur le canapé. Sur la table
basse, un paquet de céréales attendait d'être débarrassé. À la
télé, un humanoïde se battait contre une araignée géante.Lucy prit la télécommande et l'écran s'éteignit. Les garçons
râlèrent en coeur, mais leur père ne leur laissa pas le temps de
négocier.
— Asseyez-vous correctement, les reprit-il. On a quelque
chose à vous dire.
Ignorant les plaintes et les soupires de ses fils, il repoussa une
jambe pour se faire une place et s'assit. Lucy l'imita et se posa à
ses côtés. Elle aurait voulu prendre sa main pour se donner du
courage, mais elle suspendit son geste en se souvenant de la triste
réalité.Elle reporta son attention sur ses enfants qui seraient désormais
sa seule source de réconfort.
— Tout d'abord, annonça-t-elle. Vous devez savoir que nous
vous aimons et que rien de ceci n'est de votre faute...
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